Publié chez Textuel, « Les arrangeurs de la chanson française » est un livre-somme. Il est signé Serge Elhaïk, musicien amateur et collaborateur de Radio-France où depuis plusieurs années, il raconte la vie de ces artistes de l’ombre. Dans cet ouvrage de plus de 2000 pages, cet ancien médecin met en lumière ces musiciens qui ne tiennent pas la vedette, le plus souvent par conviction et caractère, alors même qu’ils sont les artisans du succès et de la création. Serge Elhaïk a répondu aux questions de Véronique Mortaigne pour la Fabrique culturelle.
Comment vous est venue cette fascination pour la face cachée des chansons ?
A l’enfance. Je suis né en Tunisie en 1946 dans une famille de médecins, et pour mes dix ans, on m’a offert un 45 Tours de Line Renaud. Je lisais des noms marqués en dessous, j’étais très intrigué. Qui était donc Christian Chevallier par exemple, qui figurait sur le disque de Line Renaud et que je retrouve sur celui de Richard Anthony quand nous rejoignons la France en 1959 après l’indépendance de la Tunisie ?
Mon père était fan d’opéra, il allait partout, à Garnier, à La Scala. J’ai été formé au piano classique, et j’ai vite entendu que derrière un chanteur, il y avait du monde. Du beau monde. Jean- Pierre Sabar, qui a travaillé avec Serge Gainsbourg, Julien Clerc, Jacques Dutronc, Françoise Hardy…m’avait donné cette définition de l’arrangeur : « On connaît tous les chanteurs, mais il y a du bruit derrière ces artistes. Ce bruit, c’est nous ! ». En effet, l’arrangeur, c’est celui qui met en partitions tout ce qui doit être joué et comment.
L’arrangeur n’est-il pas un enlumineur, à l’écoute de l’interprète ?
Oui, c’est aussi une symbiose et un échange. Parfois, le chanteur met son grain de sel. On sait ainsi que Brel, qui avait écouté Messiaen, a imposé les ondes Martenot dans Ne me quitte pas. C’est un univers de passions. Parfois, la vedette et l’arrangeur forment un couple, en symbiose totale, Jacques Brel-François Rauber, Charles Aznavour- Paul Mauriat, Florent Pagny-Yvan Cassar, Barbara-Roland Romanelli, Michel Berger-Michel Bernholc, Jean-Ferrat-Alain Goraguer. C’est passionnant et très fluide. Parfois, les tâches se partagent : ainsi Roland Romanelli, accordéoniste accompagnateur de Barbara, va-t-il travailler avec Michel Colombier, Jean-Claude Vannier, Jean Musy pour construire l’œuvre de la « longue dame brune ».
Comment avez-vous commencé ce livre ?
En 1961, je me suis passionné pour l’album Guitare-Tango de Jean- Michel Defaye. Ce dernier avait été Grand Prix de Rome 1952, puis complice de Michel Legrand. J’avais découvert ses talents en écoutant les chansons de Léo Ferré qu’il avait orchestrées, notamment C’est Extra et Avec Le temps. Le temps a passé, j’ai adoré mon métier de gynécologue, mais en 1986, j’ai été saisi par l’envie impérieuse de rencontrer ces gens-là. Il fallait que je les voie. J’ai donc commencé logiquement par Jean-Michel Defaye.
2158 pages, 200 rencontres et autant de chapitres, bâtis avec les arrangeurs ou leurs proches, de Pierre Adenot à Gabriel Yared, par ordre alphabétique, et toutes les générations confondues, de Marcel Cariven (Yvonne Printemps, Maurice Chevalier) à Olivier Shulteis (Amel Bent, Julien Doré). Vous auriez pu continuer indéfiniment…
En 2016, Jean-Claude Petit qui m’a beaucoup soutenu tout au long de ce travail, m’a dit : « Arrête, sinon tu n’en finiras jamais ». Donc, j’ai arrêté, donc il manquera de très jeunes arrangeurs, mais à trois exceptions près, ils y sont tous. Je ne suis pas allé jusqu’aux beatmakers qui ont pris la main sur la variété-rap qui fait succès aujourd’hui.

© Éditions Textuel
Les femmes ne sont pas légions chez les arrangeurs…
Arrangeur est une profession masculine. J’ai cité Jackie Castan et Graziella Madrigal, complice de Nicole Croisille. J’aurais pu parler d’Anne Huruguen, qui a travaillé avec Enrico Macias ou d’Edith Fambuena, partenaire d’Etienne Daho. Mais arrangeur est un métier très codifié, où il faut être coopté, nous sommes ici dans l’univers des jockeys.
Vous aviez un autre rêve, la radio. Cela vous a-t-il aidé à construire ce livre ?
Bien sûr, ce fut même essentiel. J’ai eu un modèle : Pierre-Marcel Ondher, producteur radiophonique spécialiste de la « musique légère » sur les ondes du service public. Au début des années 1980, j’exerçais à la maternité d’Evreux, et j’ai débuté à Radio Plus, une chaîne locale. J’avais une liberté totale, donc j’invitais qui je voulais autant que je voulais. Et mes arrangeurs venaient jusqu’à Evreux, et même François Rauber, qui m’a donné six heures d’entretien ! L’émission est devenue un laboratoire d’analyse d’arrangeurs ! Puis Radio Bleue, qui s’est adressé aux seniors jusqu’en 2000, m’a appelé, d’abord pour une émission d’été, puis pour une demi-heure hebdomadaire. J’y ai reçu Paul Mauriat, dont j’ai écrit une biographie, Jacques Denjean, Yvan Cassar ou Francis Lay...Après j’ai rejoint l’équipe de « Sous les étoiles exactement », l’émission de Serge Le Vaillant qui a occupé les nuits de France Inter jusqu’en 2013. J’ai aussi beaucoup écrit pour la revue Je chante.
Vous avez aussi appris à enquêter. Ce travail de titan ne vous a pas découragé ?
J’ai retrouvé les absents, j’ai reconstitué le parcours des disparus en conversant avec les veuves, les sœurs ou les proches. J’ai aussi noué de belles amitiés, avec Jean-Claude Petit, grand arrangeur pour Julien Clerc, Michel Sardou, Serge Lama, Mort Shuman, etc. et grand compositeur de musiques de film, ou encore avec Gérard Poncet, saxophoniste de talent, et inventeur de l’indétrônable console Freevox, adoptée au début des années 1970 par le compositeur François de Roubaix. Le pire a peut-être été de constituer l’index, 8 800 noms, sans faute d’orthographe !
Propos recueillis par Véronique Mortaigne
Pour en savoir plus
Regardez les vidéos de Jean-Claude Petit et Yvan Cassar expliquant le métier d'arrangeur...
Publié le 21 novembre 2018