Les carnets de chansons de Pierre Delanoë

Septembre 2020

Cent trente quatre cahiers, bleus, rouges, verts, marron, du plus simple carnet de brouillon (janvier 1952) au large recueil broché gravé à son nom (1975) : Pierre Delanoë, l’homme aux cinq mille chansons, avait tout consigné et conservé. Sa fille, Sylvie Delanoë, ne désirait pas laisser ce trésor dormir, ni le disperser. Avec le consentement de la famille, elle en a fait donation à la ville de Deauville, que son père avait découverte et adoptée en 1962 grâce à son interprète fétiche, Gilbert Bécaud.

 

© Manuscrit "Je reviens te chercher" (Gilbert Bécaud)

Ce corpus très riche permet de retracer le travail d’auteur, avec ses mots, ses phrases jetées au hasard puis reconstituées, ses ratures en pagaille, avec petits dessins en marge qui donnent la mesure des temps de réflexion, commentaires, calculs de métriques. Pour le moment empilé chronologiquement, l’ensemble de ce « work in progress » sera exposé aux Franciscaines, nouveau lieu culturel deauvillais, dont l’ouverture (reportée pour cause de Covid-19) est désormais fixée au mois de mars 2021.

« Cet homme a énormément compté dans l’imaginaire populaire, explique Philippe Augier, maire de Deauville. Il était attaché à notre territoire, comme beaucoup d’artistes, dont les œuvres trouveront leur place aux Franciscaines », un ancien hôpital pour marins fondé en 1875, occupé jusqu'en 2012 par les sœurs de la communauté Notre-Dame de la Pitié, qui abrite désormais une médiathèque, un « fab-lab », une salle de spectacle et des salles d’exposition.

« Mémoires de chansons connues »

Propriétaire d’une maison près de la plage, Pierre Delanoë avait beaucoup écrit à Deauville, notamment l’Eté Indien (1975) : « Tu sais/Je n'ai jamais été aussi heureux que ce matin-là/Nous marchions sur une plage un peu comme celle-ci/C'était l'automne/Un automne où il faisait beau », où se mêle la nostalgie de l’amour et la peintre Marie Laurencin. Visionnaire, Pierre Delanoë avait écrit pour tout le monde : de Polnareff à Bashung, de Bécaud ou d'Hallyday à Sardou, de Nicoletta à Hardy ou Nana Mouskouri, aucun(e) chanteur (se) ayant nom dans l'Hexagone n'avait échappé au talent de cet homme fort en gueule au caractère bien trempé. Par la magie des archives, voici rassemblés dans ces cahiers tous ceux qui ont forgé la bande son de deux décennies d’histoire française.

© Manuscrit "L'orange du marchand" (Gilbert Bécaud)

Aux cahiers d’écriture donnés à Deauville, s’ajoutent des notes personnelles, dont des « Mémoires de chansons connues », relatant l’historique de ses tubes les plus évidents, du Bal des Laze à Et Maintenant, de Mes mains au France ou au Petit Garçon.  « Il écrivait parfois sur des feuilles volantes, directement chez ses interprètes, mais le plus souvent sur ses carnets, dit Sylvie Delanoë. Mon père disait que parfois il écrivait une chanson en quelques minutes, parfois cela lui prenait des jours. Parfois il se réveillait la nuit, prenait des notes. Il se comparait à un tailleur sur mesure, et devait parfois composer avec des artistes exigeants, tel Joe Dassin, avec qui il avait des discussions très serrées ». 

Pierre Delanoë avait déposé en 1948 sa première chanson à la Sacem, dont il deviendra président du Conseil d'administration à trois reprises (en 1984, 1988 et 1994) et dont il était resté président d'honneur. Né le 16 décembre 1918, mort 88 ans plus tard, Pierre Delanoë avait troqué son métier d’inspecteur des impôts au profit de celui d’artistes de cabaret aux côtes de son beau frère, Frank Gerald.  Ainsi figurent au premier cahier (1952)  La Fête est finie et M. Le contrôleur des contributions, reflet de la vie réelle de l’artiste.

Pierre Delanoë apprenait chaque jour un poème de Victor Hugo et une fable de La Fontaine, qui figure toujours en première place des classements d’auteurs favoris qu’il écrivait dans ses cahiers (avant Hugo, Molière, Verlaine…). « Il les déclamait au déjeuner familial hebdomadaire », raconte sa fille, qui relate que la chanson qu’il préférait dans toutes celles qu’il avait écrites était Soirée de prince, donnée à Jean-Claude Pascal en 1971. Elle figure au cahier 73, « 150 pages, encre, stylo à bille et crayon sur papier quadrillé, daté 1971, nombreux croquis, ratures et correction, 35x22,5 cm », a noté le commissaire priseur chargé de l’inventaire, qui l’a évalué à 2000 euros, le plus cher de la collection, sans doute en raison de la présence de Derrière l’amour, de Johnny Hallyday, dont les fans font toujours monter les prix.

« Le cahier Dylan »

Il y a dans cet inventaire quelques perles rares, tel ce cahier qui rappelle les étapes de l’adaptation du dessin animé Goldorak. Pierre Delanoë en avait composé le générique français avec Pascal Auriat. Parcourir ces cahiers, c’est aussi, explique Philippe Normand, grand connaisseur de la chanson française et directeur des services culturels de la ville de Deauville, « redécouvrir l’immense talent d’adaptateur de Pierre Delanoë », qui fit la gloire de l’époque yéyé. Ainsi le cahier 43, est-il connu comme le « cahier Dylan », qui a permis à Hugues Auffray d’émerger sur la scène française avec en 1965, avec l'album Aufray chante Dylan, une réussite en matière de traduction (La Fille du Nord, Cauchemar psychomoteur...).

« Bien sûr, il est important de mettre en lumière le travail des paroliers, des compositeurs, les chanteurs n’aimant pas toujours partager la lumière, confie Sylvie Delanoë, habituée à l’écriture en pattes de mouche de son père, qui lui demandait parfois de retranscrire ses manuscrits à la machine à écrire. « J’ai dû changer quelques mots de-ci de-là, faute de les lire correctement », s’amuse-t-elle. Eclectique, prolifique, celui qui avait deux regrets, selon elle, « ne pas avoir travaillé avec Julien Clerc et ne pas avoir écrit Syracuse d’Henry Salvador », se retrouve aujourd’hui à la croisée des chemins, à Deauville, haut lieu des courses hippiques – dont un des héros fut Joseph Oller, prince du music hall, qui créa le Moulin Rouge, l’Olympia et, en 1891, le PMU.

 

Véronique Mortaigne

Publié le 28 septembre 2020