Jean-Philippe Thiellay : "La crise n’est pas encore derrière nous"

MagSacem n°107

Jean-Philippe Thiellay est le premier président du Centre national de la musique créé le 1er janvier 2020. Quelques semaines seulement après sa prise de fonction, ce haut-fonctionnaire, passionné de musique, se retrouve à gérer la plus grave crise que la musique ait jamais connue. Aujourd’hui, il nous reçoit dans les nouveaux locaux du CNM, dans le quartier de la Bibliothèque François Mitterrand à Paris.

JP Thiellay
©Christophe Reynald de Lage

Le CNM était à peine créé lorsque la pandémie est apparue. Comment la structure que vous dirigez a-t-elle fait face à ce séisme ?

C’était une épreuve du feu mais les équipes du CNM ont su faire face. Elles sont passées en télétravail du jour au lendemain et face à la crise, nous avons inventé une dizaine de dispositifs d’urgence au fil de l’eau, en lien avec le ministère de la Culture qui a mobilisé beaucoup d’argent supplémentaire. Au printemps 2020, le CNM a été le premier à mettre en place un fonds de secours pour le spectacle, comme une trousse de secours face à l’urgence. En parallèle, nous avons mis en place la gouvernance de l‘établissement. Il y a eu un peu de frustration au départ car notre feuille de route s’est trouvée bouleversée mais nous nous sommes sentis galvanisés par la nécessité de montrer l’utilité de ce nouvel établissement. L’intelligence collective a bien fonctionné avec une concertation permanente. Le Conseil d’administration et le Conseil professionnel où la Sacem est bien représentée se sont réunis à de nombreuses reprises. En parallèle, il nous fallait construire de l’intérieur le nouveau Centre National de la Musique, organiser la fusion avec les quatre structures partenaires, constituer l’équipe, mettre en place un organigramme, préparer un accord d’entreprise etc.

L’arrivée de toutes les équipes dans nos nouveaux locaux le 3 mai a marqué l’aboutissement d’un long processus. En moins d’un an, il a fallu trouver ces locaux, convaincre l’Etat, les aménager, et nous accueillerons les professionnels dès qu’ils pourront revenir dans nos commissions d’aides. C’est leur maison !

Mon équipe fait un travail formidable, en examinant des milliers de demandes, en tenant un rythme extrêmement soutenu de commissions d’aides et en ne cessant d’adapter les dispositifs… le tout en télétravail. Je tiens aussi à ce que le CNM soit exemplaire : les conditions précises d’octroi des aides, adoptées par le Conseil d’administration, sont toutes en ligne, comme la liste des structures aidées, partout en France. Cette transparence est indispensable, s’agissant d’argent public.

Quel regard portez-vous sur les conséquences de cette crise pour le secteur de la musique ?

On est tous en manque de concert live, de spectacle et, même si les perspectives sont enfin positives, la crise n’est pas encore derrière nous. Premier secteur frappé, le secteur de la musique sera un des derniers à repartir. Heureusement, l’Etat a fait ce qu’il faut pour éviter la casse, ce qui n’empêche pas que de nombreuses entreprises et associations ont bien-sûr connu des difficultés. Mais par rapport à d’autres pays d’Europe ou du monde, la France a mis en place un soutien d’ampleur pour préserver la culture et on ne peut que s’en réjouir. 

Le CNM a créé un dispositif d’aide direct pour les auteurs pendant cette crise. Quelles en sont les caractéristiques ?

A l’automne, nous avons conçu un dispositif assimilable à un « filet de sécurité », alternatif au fonds de solidarité, doté de 10 millions d’euros pour les auteurs qui ont perdu au moins 40 % de leurs revenus en 2020. Nous avons veillé à ce que ce dispositif que nous gérons avec la Sacem tienne compte de la situation particulière des nouveaux entrants.

En 2021, nous mettons aussi en place une bourse non remboursable de 2 millions d’euros pour les auteurs compositeurs. Le principe d’une aide directe était une attente ancienne des auteurs. Elle sera opérationnelle dans les semaines qui viennent et donnera l’opportunité aux créateurs qui en bénéficieront de travailler plus sereinement.

J’ajoute que, dans le cadre du fonds de compensation billetterie, qui est notre dispositif le plus puissant d’accompagnement de la reprise dans le champ du spectacle, nous avons élaboré avec la Sacem et la SACD un mécanisme permettant de garantir la rémunération des auteurs, compositeurs et éditeurs concernés par les représentations soutenues. Un magnifique exemple de la solidarité et de la coopération des différents métiers, au sein de l’établissement.

Qu’en est-il du crédit d’impôt pour les éditeurs qui est une revendication déjà ancienne de cette corporation mais jamais entendue à ce jour ?

Cette décision dépend du législateur et de l’Etat. Personnellement, je comprends cette attente car un tel dispositif correspondrait bien à la logique du métier avec notamment des rémunérations très décalées dans le temps par rapport aux investissements. Il ne m’appartient pas de dire ce que le législateur doit faire mais je trouve que cette décision aurait du sens.

En tout état de cause, dans le cadre de nos interventions 2021, nous avons créé un fonds de soutien exceptionnel à l’édition musicale doté de 5 M€ pour faire face à un exercice très difficile, au cours duquel, les éditeurs vont accuser une perte massive de rémunération, tout en conservant une structure de charges relativement inchangée.

En outre, nous avons porté l’enveloppe de l’aide pérenne au développement éditorial à 2 millions d’euros par an (1,8 pour les musiques actuelles et 200 000 pour le classique). Pour mémoire, avant intégration du FCM au CNM, ce dispositif était doté de 250 K€. Dans le périmètre CNM, cela signifie que le budget pour les éditeurs est multiplié par huit.

Cette crise a démontré combien une structure publique dédiée à la musique était indispensable pour le secteur. Quels seront les grands défis qui vont se poser à la filière dans les prochains mois ?

Le premier défi est de sortir de cette crise et d’en analyser les conséquences en termes de diversité et de modification du paysage économique de la musique. Des défaillances d’entreprises ne sont pas impossibles et des mécanismes de rachat peuvent se déclencher. L’autorité de la concurrence a posé le cadre juridique dans lequel il faudra être vigilant. Pour le reste, je suis très confiant dans la capacité du secteur à redémarrer. Les évolutions en cours concernent le numérique qui représente bien sûr des opportunités mais dont les lignes continuent à bouger et dont les modèles économiques ne sont pas du tout stabilisés. L’automne 2020 a marqué la montée en puissance du livestream, notamment payant, et c’est très bien. Ces évolutions font reculer l’idée que la musique est gratuite. Or, la gratuité ne peut être un modèle pour la musique. Il nous faut continuer à explorer ces nouveaux modèles, mieux appréhender les opportunités qu’ils représentent et prévenir les risques qui leur sont associés.

Plus largement, les questions de financement de la filière ne sont pas du tout réglées. On a créé le CNM en janvier 2020, avec un modèle de financement reposant sur la taxe sur les spectacles de musiques actuelles, une subvention de l’Etat de 20 millions d’euros et une contribution des organismes de gestion collective…Ce schéma a été profondément bouleversé du fait de la crise et aussi en raison de l’arrêt de la Cour de justice européenne du 8 septembre 2020. Il doit être réinterrogé.

Beaucoup de questions demeurent. Quid de la contribution des OGC lorsque la crise sera passée ? Comment régler la question des irrépartissables juridiques après l’arrêt de la CJUE ?

Autre point d’interrogation : dans le spectacle vivant, l’aval finance l’amont. La taxe sur la billetterie finance la création et favorise la diversité. La musique enregistrée ne bénéficie pas d’un système comparable. De la même manière, les œuvres musicales sont parmi les offres culturelles les plus consultées sur les plateformes numériques et les réseaux sociaux. Elles contribuent à une immense création de valeur pour des acteurs qui, de leur côté, ne contribuent pas à la création musicale. Cette dissymétrie pose question. On pourrait également parler des équilibres entre radios et plateformes de streaming, de la radio elle-même, média en mutation etc. Ce sont des sujets compliqués, structurels ; j’ai hâte qu’on sorte de cette gestion de crise pour s’y atteler, en pariant toujours sur l’intelligence collective organisée.

Parmi les missions du CNM figure l’observation des évolutions du secteur. Comment ce mécanisme va-t-il se structurer et avec quels objectifs ?  

La direction des études et de la prospective du CNM regroupe les forces d’observation et d’analyse de l’ancien CNV, de l’Irma et du Bureau Export. Nous avons réalisé plusieurs études en 2020 dont celle sur le « user centric » et une analyse sur la place des femmes dans les festivals. Il y aura en 2021 une étude sur la rémunération des auteurs, compositeurs et interprètes en lien avec la Sacem et le CSPLA notamment, mais aussi la poursuite de l’observation sur la diversité musicale à la télé et à la radio et son extension au numérique. Nous créons aussi le CNM Lab, un think tank de la musique qui travaillera avec un conseil scientifique d’une vingtaine de personnalités, économistes, sociologues, historiens de la musique, ethnologues, musicologues qui nous sensibiliseront aux thèmes de recherche en cours dans les milieux universitaires et qui pourront contribuer à nos travaux. A la structuration de cette fonction d’observation, s’ajoutera un programme de publications comme récemment une étude sur les compositeurs de musique contemporaine aujourd’hui. Il nous faut enfin, bâtir un appareil statistique solide nous permettant de produire de manière régulière et systématique des baromètres ou bilans à l’image de ce que fait le CNC. Il s’agit d’un chantier au long cours, mais qui sera extrêmement structurant pour la filière.

L’égalité H/F est l’un des 12 engagements pris par le CNM. Quels sont vos priorités sur ce sujet ?    

C’est une conviction personnelle forte. Le monde musical est très masculin et il y a un changement culturel à opérer alors que la loi nous confie le soin de promouvoir l’égalité entre femmes et hommes dans l’accès aux professions de la filière. Pour commencer, nous avons objectivé la faible représentation des femmes dans les festivals aussi bien dans les postes d’administration que dans la programmation artistique et ce constat est sans doute valable au-delà des festivals. Nous allons continuer les études en la matière.

Cette situation n’est en effet pas acceptable sur le plan du droit et c’est une aberration économique car les entreprises se privent du talent et de l’engagement de femmes compétentes qui pourraient énormément leur apporter. Je compte bien contribuer, à ce sujet, à une lutte déterminée contre toutes les formes de stéréotypes, de discrimination, agressions, harcèlement à caractère sexuel, y compris pour le public. C’est tolérance zéro ! En 2020, nous avons mis en place un comité stratégique sur l’égalité H/F réunissant des professionnels et nous avons mis au point un protocole de prévention et de lutte contre toutes les formes de violence faites aux femmes. Le respect de ce protocole conditionne la moindre aide du CNM depuis le 1er janvier 21.

Ensuite, il faut soutenir ceux qui promeuvent l’égalité, qui forment et informent et font des progrès y compris sur la programmation artistique. Nous avons consacré un million d’euros à cette priorité en 2021 (4 fois plus qu’en 2020). Entre protocole, études et soutien aux projets, en un an, le CNM est allé plus vite que ce qu’on attendait. Je suis convaincu qu’un changement culturel est en marche et j’ai bon espoir que la filière musicale devienne exemplaire.

Pendant ces longs mois, le spectacle vivant est resté silencieux mais la voix des artistes français a continué de se faire entendre au-delà des frontières grâce au numérique. Comment voyez-vous l’avenir de l’export ?

Il faut reprendre ce qui existait et qui marchait bien avec le Bureau Export, augmenter les budgets, en espérant que les frontières rouvrent et que les tournées puissent reprendre. Nous allons également engager une réflexion sur la stratégie à l’export en connexion avec l’Institut français et le Ministère des Affaires Etrangères afin que la stratégie du CNM soit en accord avec le plan de développement à l’international des Industries culturelles et créatives. Nous présenterons cette stratégie internationale au second semestre.

Comment voyez-vous la reprise de l’activité cet été ?

En partie grâce à la vaccination qui progresse, il y a clairement aujourd’hui des motifs d’espoir et de confiance. Je suis convaincu que le public va retourner massivement dans les salles et les lieux qui reçoivent du public. Les artistes, les équipes techniques sont dans les starting-blocks. En même temps, la cible de la réouverture n’a cessé de bouger et c’est très déstabilisant pour les professionnels quels qu’ils soient. Je veux du reste leur rendre hommage. Ils ont fait preuve d’une patience et d’une capacité d’adaptation admirables. On espère tous que la date du 30 juin va marquer une étape importante pour un retour à la normale, aussi pour les concerts debout. 

Propos recueillis par Laurent Coulon

 

Publié le 25 juin 2021